mercredi 28 juin 2017

Sémaphore


Tous les naufragés s'accrochent. A une pièce de gouvernail qui ne dirige plus nulle part ou à une figure de proue à jamais déchue, tout est bon pour ne pas sombrer. Mais aujourd'hui que les bateaux sont faits d'acier, les naufragés des villes s'accrochent à l'acajou, le dernier bois, celui dont on fait les bars.

On s'y accroche entre solitaires, parce que c'est mieux d'être seul à plusieurs. C'est rituel. Un phénomène de meute en somme, qui est sûrement la raison pour laquelle les Robinsons des bars se retrouvent le Vendredi.

Le bar festif, celui où les filles dansent, celui que le barman s'amuse à enflammer avec de l'essence pour briquets, il n'est pas en bois. Il est froid, il est solide, il est renforcé. Et pour tout dire, il est imperméable.

Le bar en bois, c'est le refuge où les fragiles chroniques s'épanchent et s'étanchent. Entre les ronds poisseux dessinés par les culs de bouteille, on y pose les coudes pour s'ajuster sur son tabouret. Attention ! Il ne faut pas mettre les pieds en-dehors. On le sait depuis qu'on est enfant : poser les pieds, c'est se mouiller, c'est tomber dans la mare aux crocodiles. Entre naufragés des villes, toucher le sol c'est pire que risquer de quitter le radeau : c'est risquer de revenir à la réalité. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que les vrais comptoirs ont un repose-pieds en laiton.

Les talons bien calés sur la barre du tabouret, on se resserre autour du bar pour ne rien laisser passer entre nous : ni l'écume, ni la lumière, ni les bruits du dehors. On prolonge l'instant, on échange nos feuilles de route, on explique aux autres sur quels écueils on s'est éventrés pour que eux, au moins, ne s'échouent pas. Et puis on écope, tous ensemble, pour enlever l'eau de nos fonds de cale. C'est pour ça qu'on vide nos verres, pour pouvoir prendre plus de mer à chaque fois.

Tous les naufragés ne se ressemblent pas. Certains se résolvent à la fatalité, quitte à se laisser mourir. D'autres se nourrissent d'escargots vivants comme on peut se satisfaire de la plus mauvaise des compagnies pour parer à l'urgence.

Les meilleurs n'abandonnent pas, parce qu'ils n'en n'ont jamais fini. Ils ont toujours des images à écrire, des mots à mettre en scène et des petites filles dont ils sont le héros. Ils ont juste besoin d'un sextant et d'un verre de scotch. Et ils allument des feux pour signaler leur présence.

Yves a écrit.

1 commentaire:

Bertrand Ploquin a dit…

J'ai toujours eu le sentiment trouble que les chants de marins étaient aussi joyeux que désespérés. Comme pour se donner du courage dans le naufrage.
Alors à la tienne, camarade ! Naufrageons ensemble, les fonds marins de nos verres n'en seront que plus beaux.
Quant à cette plume, elle sera notre espoir tant elle me porte haut.