vendredi 14 juillet 2017

Le vide papier


— Autrement dit, merci, mais non merci ! Tu te rends compte ? Jamais je n'avais écrit de choses aussi belles.
Par cette entorse à sa mesure habituelle, j'avais compris à quel point Yves était touché. « Je ne dirais pas que je m'étais surpassé parce que le surpassement, c’est aller au-delà de soi et là, c’était tout l'inverse. J’étais allé au-dedans, tout profond. Quelque part entre mon cœur et mes tripes. J’ai extirpé mon âme d'entre mes viscères et je l'ai posée sur le papier. Pure. Intacte. Jamais je n'avais fait ça. »

Pour l’avoir si souvent lu, avec cette admiration teintée d’une pointe de jalousie, je pensais pourtant connaître ses sentiments, même dans leur nudité la plus crue. Mais cette fois son écriture n’était pas seule à me parler. Sa gorge, son regard, ses mains étaient autant de voix différentes pour me dire la même chose.

— Et quoi ? Juste deux mots abrupts face à tant d’efforts ? On serait dévasté à moins ! Deux mots qui pèsent plus que… Combien de temps ?
— ...À partir du moment où l’idée s’est imposée ? Au bout du compte, j'en sais rien, tiens ! Il me semble que ça a toujours été là, et que tous mes sentiments depuis le premier se sont dessinés autour, tu vois ?

Oui, je vois. Une vérité absolue, un truisme qui mûrit au fil du temps, et pour lequel votre être s’est exclusivement construit pour en affirmer la véracité.

— Tu me fais penser à Kipling, c’est comme si ton cœur, tes nerfs et tes tendons, avaient été modelés. Tu ressemble à ces arbres qui poussent inclinés sous l'effet d'un vent permanent.
— Tiens, en parlant d'inclination... S'il vous plait, deux Aberlour… Bien sûr, sans glace ! Vous avez déjà vu un iceberg en Ecosse ?

Yves a le talent rare de lancer les saillies les plus dévastatrices en conservant sa voix souriante et chaleureuse.

— Il faut que je t’avoue, Yves… Je n'arrive plus a écrire au whisky, même à l'Aberlour. Je sais bien que je ne suis ni Joyce, ni Fitzgerald et encore moins Hemingway, ce n’est finalement qu’une différence de plus entre eux et moi. Bon ou mauvais, je n’ai plus la force d'être un auteur nocturne, les yeux brûlés par la lampe et les doigts ensanglantés par le clavier. Ces années qui sont passées sur moi, sur nous… Elles me remplissent peut-être l'esprit mais elles alourdissent surtout mes paupières.
Si j’étais un auteur à temps plein comme toi, je m’installerais sur le balcon. Le vent m'apporterait les embruns de la mer ou les parfums du jardin et j'aurais une bouteille de Perrier en été, ou une théière de Ceylan en hiver. Et puis, devant moi, de belles lettres modernes s'aligneraient sur un écran blanc haute définition. Je serais un auteur propret qui ménage ses artères.
Malgré ça je pourrais tout écrire, même en étant lisse et bien rasé. J’y arriverais parce que j'ai vécu, et que ma bouche n'oublie pas plus le goût du sang que celui des alcools et du tabac. L'amertume, quand ont te l'a instillée, c'est pour toujours. Il n'y a que les génies pour écrire le venin sans avoir subi la morsure. Moi, je ne suis pas un génie mais j'ai été mordu, alors je n'ai pas besoin de gorgées incandescentes. Et toi non plus, parce que tu as du talent.
— Cheers, Mate ! Mais quand même, c'est difficile de se faire à l’idée de l’échec. Se dire qu'on n'a pas les qualités requises, qu'on n'a pas été à la hauteur. Est-ce que je me suis surestimé tout ce temps ? »

Yves reprend avant que j'aie le temps de reposer mon verre. « Alors oui, tu vas me dire que je plais. Peut-être, mais pas à la mesure de mes ambitions. Tu cherches à séduire la plus belle de la classe et c'est sa copine boulotte que tu décroches. Tu sais quoi ? Je suis Robert Dalban, Raymond Poulidor et Keke Rosberg, un second rôle perpétuel. Jamais sur la première marche du podium, jamais en tête d'affiche. Et là regarde, j'ai visé le plus haut, j'ai misé sur la meilleure et pour quel résultat ? Éconduit, sans ménagement ! Et surtout sans le moindre indice. Si c'était à refaire, je ferais les mêmes erreurs parce qu'elle ne m'a rien dit, juste son putain de "non merci". Je pensais avoir bien fait, et je me rends compte que j'ai visé trop haut, que je ne la mérite sans doute pas.

— Allez arrête, tu en fais trop. Tu en as quand même des prestigieuses à ton palmarès, qui n'ont rien à envier à celle-là.
— Oui mais justement, pourquoi pas cette fois ? Qu'est-ce que j'ai perdu en route ? J'étais plus jeune, plus impertinent, avec davantage d'excuses aussi. Maintenant, je dois avaler ma fierté et accepter ce qui se passe, pour que ça passe. M'y faire et accepter de viser plus bas, de viser ce qui me correspond en me disant que les "prestigieuses", c'était un coup de chance.
— Tu peux le dire, mais pas le penser. Ne te dévalue pas ! Si tu perds confiance en toi, tu es certain de ne jamais atteindre le plus haut. »

La confiance en soi, un vieux ressort de ma philosophie bouddhiste et martiale. Et tant pis pour le lieu commun. « Un refus, ce n'est rien. On ne pleure pas, on recommence. Si tu penses que le succès est un coup de chance, alors l’échec est un coup de malchance. Tu recommences et puis c’est tout ! Une page vierge, c'est tout ce qu’il te faut. Tabula rasa, oublie tout le reste. Sois innocent et naïf et commence quelque chose de nouveau. Ça marchera, forcément. Tu m'as toujours dit que, quoi qu'on écrive, on trouve toujours son public !
— Mais pour ça, il faut penser qu'on a de la valeur, est-ce que j'en ai seulement ? Est-ce qu'une autre, aussi belle, aussi glorieuse pourra de nouveau s'intéresser à moi ?
— Forcément. Tu espérais beaucoup, mais plus les espoirs sont grands, plus on risque de tomber de haut, c’est newtonien !
— C'est fou de s'imaginer qu'il n'y en aura aucune à son niveau, non ?
— Tu ne peux pas en être sûr, laisse toi surprendre par les autres, par celles qui sont tout aussi prestigieuses. Tu es de ceux qui tutoient les grands, qui se frottent aux illustres. Gallimard t'a refusé et quoi ? Ça te rend indigne de Grasset?

— Mais... Qui te parle de maison d'édition ?

1 commentaire: